Aperçu de l'introduction


L’intérêt sociologique pour les rapports entre les inégalités de départ, la réussite scolaire et l’égalité des chances sociales remonte loin dans le temps. Paul Lapie, disciple d’Émile Durkheim, publie en 1904 dans La Revue scientifique (Revue rose) un article intitulé «Les effets sociaux de l’école» (41e  année, tome II, p. 6-12 et 42-46). Lapie se demande si les enfants du peuple arrivent à de plus hautes situations sociales grâce à l’instruction. Il enquête auprès de 722 anciens élèves sortis entre 1872 et 1893 d’un établissement scolaire d’une commune de la Marne. Son objectif consiste à vérifier les liens entre l’origine familiale, le niveau de réussite (mesuré par l’obtention ou non du certificat d’études primaires) et la mobilité socioprofessionnelle des élèves à leur sortie des études, puis 10 années plus tard.

Les conclusions de l’enquête sont de nature à refroidir les ardeurs de plusieurs quant à la capacité de l’éducation à égaliser les chances sociales. Dans l’ensemble, le fils de propriétaire demeure propriétaire, le fils de paysan, paysan. Cela ne signifie pas que l’école n’a aucun impact sur la mobilité sociale, mais cet impact serait très limité. Lapie précise que «l’école réussit parfois à rompre les mailles du réseau dans lequel des causes d’ordre économique enferment nos destinées. Son action n’est pas considérable, mais elle n’est pas nulle» (cité dans Baudelot et Leclerq, 2004, p. 3). C’est ce pouvoir transformateur de l’éducation, certes limité, que les autorités gouvernementales voudront exploiter, souvent avec des attentes démesurées, afin de réduire les écarts de réussite scolaire entre les jeunes d’origines sociales différentes.

L’analyse des politiques d’éducation compensatoire s’avère riche d’enseignements. On y lit non seulement la manière dont un État pourvoit aux besoins des plus démunis dans un système scolaire, mais aussi la conception que l’on se fait des pauvres, les jugements portés sur leurs façons de vivre et les discours sur les moyens à mettre en œuvre pour les sortir de leur situation jugée difficile. Certes, dans les années 1960, on ne s’arrête plus aux distinctions des décennies précédentes entre les pauvres «méritants» – essentiellement les orphelins, les veuves, les mères nécessiteuses, les vieillards – et les pauvres «non méritants», c’est-à-dire les personnes valides, capables de travailler et de subvenir à leurs besoins (Huret, 2008).

Toutefois, les préjugés envers ceux qui bénéficient des politiques éducatives de soutien aux écoles confrontées à la défavorisation demeurent persistants: le stigmate du pauvre (Waxman, 1983; Paugam, 1991) et les stéréotypes qui l’accompagnent ont la vie dure. Ces démunis, qui formeraient une underclass (Myrdal, 1963), un lumpenproletariat (Marx et Engels, 1968), auraient besoin d’être secourus afin de les sortir de leur situation désavantageuse. L’éducation se présente alors comme l’antidote au poison de la pauvreté, comme l’instrument de la libération de démunis: «L’éducation devrait être pour les enfants pauvres le moyen de briser le cercle vicieux [de la pauvreté], la porte d’entrée vers un monde meilleur.» (Hébert, 1969, p. 16) Cela devient le mot d’ordre des politiciens dans de nombreux pays occidentaux dans les années 1960. Cet optimisme en la capacité de l’éducation à changer la donne pour les défavorisés se traduit dans la conception des premières initiatives d’éducation compensatoire.

Dès les années 1960, Bourdieu (1966) écrit que traiter comme des égaux en droit des élèves inégaux dans les faits revient à reproduire les inégalités sociales. Sur cette base s’élabore le principe que si l’école doit compenser les effets d’une société inégale, elle doit elle-même être inégale, d’où la nécessité d’assurer une discrimination positive en faveur des jeunes dans le besoin. Il a pu sembler radical il y a 30 ou 40 ans de réclamer une égalité de résultats en instaurant une inégalité de traitement entre les élèves (Lessard, Ollivier et Voyer, 2000). Aujourd’hui, cette idée se trouve au fondement de toutes les politiques d’éducation prioritaire.

L’égalité des chances en éducation se traduit le plus souvent par des initiatives visant à compenser les désavantages économiques et culturels qui affectent défavorablement certains groupes sociaux. Ces initiatives se constituent sur la base d’études complexes des causes du décrochage scolaire et de la réalité des jeunes. Sans surprise, les conclusions de ces analyses arrivent toujours aux mêmes résultats, à quelques variantes près: la pauvreté entrave le développement physique, affectif et intellectuel des enfants et engendre des effets négatifs sur leurs possibilités d’apprentissage et de réussite scolaires (Tondreau, 2010). Le propre des politiques destinées à aider les élèves issus d’un milieu pauvre consiste à réduire le plus possible l’influence de l’origine sociale sur la réussite scolaire. Elles visent à « agir sur un désavantage scolaire à travers des dispositifs ou des programmes d’action ciblés […] en proposant de donner aux populations ainsi déterminées quelque chose de plus (ou de mieux ou de différent)» (Frandji, 2008, p. 12). Dans une autre perspective, ces politiques cherchent à diminuer l’écart de réussite éducative entre les jeunes provenant de milieux défavorisés et ceux de milieux favorisés.

Il est nécessaire d’examiner les problèmes liés à la mise en œuvre de ces politiques. Les difficultés de l’action concrète dans les établissements scolaires, la redéfinition des rôles et les rapports de force qui se jouent entre tous les acteurs, tant dans les officines gouvernementales qu’aux autres niveaux du système éducatif, demeurent des réalités incontournables. Ces multiples niveaux d’observation constituent un passage obligé pour comprendre pourquoi et comment les politiques éducatives peuvent répondre ou non aux attentes. Il y a également une nécessité à regarder leurs mutations dans une perspective sociohistorique. L’observation de la mise en œuvre de ces politiques et de leur régulation au cours des années évite les prises de vue uniques qui nous renseignent peut-être sur les enjeux du moment, mais masquent bien souvent les transitions et transformations opérées au fil du temps. Rochex (1988) l’a déjà mentionné, il faut «passer de la photographie instantanée au long métrage» (p. 30).

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